CHAPITRE XVIII
Ce fut l’enfant qui repéra ces esprits humains vers le sud. Liensun se réveilla brusquement et se dressa sur sa couchette, en criant qu’il entendait beaucoup de voix humaines dans sa tête et il tendit le bras vers l’endroit supposé de ce regroupement.
— Là, là.
Il fallut rectifier la route du dirigeable et Greog lui fit perdre de l’altitude. Ils s’étaient éloignés du 160e Méridien par suite d’un dérèglement passager du compas, incident fréquent dans ces régions mal connues. Il pouvait y avoir sous la glace une île d’autrefois contenant un important stock de ferraille.
Julius se souvenait d’avoir lu d’anciens livres qui traitaient des îles du Pacifique ayant servi d’entrepôts à l’armée américaine, avant la Grande Panique. On y entreposait dans les baies des centaines de navires réformés que l’on plastifiait, pour les préserver de la corrosion et pour disposer d’un important matériel de guerre en cas de conflit. Il y avait aussi de grosses quantités de matériel électronique et leur compas avait pu s’affoler en présence de ces éléments.
— Voyez la trace de l’ancien réseau.
Il n’en restait pas grand-chose, parfois une traverse, un rail tordu.
— Il est bien en mauvais état.
— Nous nous rapprochons de Jarvis, Ma, fit Julius à voix basse et d’un air coupable.
Point Jarvis ! Une minuscule station de pêche. L’endroit d’où le groupe des Rénovateurs du Soleil avait décidé la grande expérience. Ils étaient plus nombreux alors, le double, lorsqu’ils avaient braqué leurs appareils sur le ciel croûteux. Ils avaient combiné rayon laser et ultrasons pour floculer les poussières lunaires, sans grand espoir de réussite mais surtout pour expérimenter leur découverte. Ô surprise, le ciel livide s’était ouvert et un flot de Soleil avait envahi toute cette zone à travers une lucarne étroite. L’éblouissement avait été tel qu’ils avaient tous eu des ennuis de vision et que Julius avait perdu ses rétines, brûlées par un appareil optique mal adapté. La température avait rapidement monté et la banquise commencé de fondre. Sous la pression des glaces, le réseau s’était rapidement détérioré. Déjà ancien, abandonné depuis un ou deux siècles, il n’avait pas résisté à la chaleur. Plus au sud, des trains entiers avaient disparu dans les abîmes de l’océan Pacifique.
Ils n’aimaient guère évoquer ces souvenirs. Leur succès leur avait laissé un goût de cendres. Le groupe s’était vite scindé en deux. Ceux qui voulaient poursuivre et les autres qui voulaient tout arrêter. Ils s’étaient affrontés violemment et Ma et Julius Ker, Greog et Ann Suba avaient réussi à stopper l’expérience. Les autres avaient disparu vers le nord. Certainement à pied, en tirant des traîneaux. Ou bien ils avaient disparu dans les crevasses.
— Nous sommes à trois mille kilomètres de Point Jarvis.
— Oui, mais le Kid a ordonné la poursuite du 160e. Le chantier est tout proche, peut-être quelques centaines de kilomètres, dit Greog. Nous reprendrons de la hauteur et nous le survolerons avant de lancer nos tracts.
Ils en avaient tiré des milliers, lestés avec le peu de plomb ou d’étain qu’ils avaient récupéré un peu partout.
— Ils sont trop, gémit Liensun. Trop.
— Ferme ton esprit, lui dit Ma en le prenant contre elle, enfouissant sa tête dans ses jupes pour qu’il se calme. (Il ne parvenait pas toujours à maîtriser son don, se laissait emporter par sa curiosité.)
Le dirigeable avançait à bonne vitesse, près de cent kilomètres heure dans un air calme. Avant la nuit, ils apercevraient le chantier où l’on devait travailler de nuit à la lumière de grands projecteurs.
Dans la société ferroviaire le rail ne permettait pas seulement la liaison des hommes. Il apportait l’électricité, le téléphone. Des câbles couraient dans le creux des longues portions désormais construites en résine spéciale. Résine conductrice en surface pour qu’un faible courant empêche la glace de s’accumuler. La plupart des convois utilisaient aussi l’électricité comme énergie, en la captant sur le côté intérieur du rail par un système astucieux. Mais les particuliers pouvaient utiliser d’autres sources d’énergie comme l’huile animale par exemple.
En Transeuropéenne, les lois étaient plus draconiennes. Seuls les puissants et les prioritaires avaient droit à la vapeur ou au diesel, les autres ne pouvaient faire appel qu’à l’électricité d’où un contrôle strict de la circulation. Un individu suspect circulant dans un véhicule électrique était vite repéré, dirigé vers une voie de garage, appréhendé. Le Kid avait veillé à ce que les lois de sa Compagnie soient le plus démocratiques possible.
Julius sursauta. Il se pencha vers la radio qui balbutiait.
— Silence, j’ai une émission.
C’était l’équipe de pointe banquisienne qui demandait une poseuse de rails d’urgence. L’opérateur répéta le message trois fois et on lui répondit que la poseuse serait sur place le lendemain seulement. Il y eut une sérieuse algarade, puis tout rentra dans l’ordre.
— Voici la nuit, dit Greog. Nous tournons en rond ou nous envoyons les ancres ?
Tous furent unanimes pour que les ancres soient descendues. Quatre seulement. La première jaillit du nez du dirigeable et glissa très vite, tandis que Greog manœuvrait légèrement en arrière pour stabiliser l’appareil. Dès que l’ancre toucha la banquise, il envoya le courant. L’ancre chauffa et s’enfonça solidement. Aussitôt le courant coupé, la banquise se referma autour et le dirigeable se trouva amarré par l’avant. Le reste fut plus aisé, encore qu’il commençât de tourner autour du premier câble.
Ensuite les treuils entrèrent en action et rapprochèrent le dirigeable de la surface.
— Cent mètres suffiront, dit Greog.
— Les cisailleurs sont en place ?
— Cisailleurs en place, cria Ma.
Cela en cas de départ rapide. Les câbles seraient coupés en une minute. C’était indispensable en cas de tempête ou d’agression.
— Je veux descendre, cria Liensun.
— Personne ne descendra.
— C’est trop haut ! s’exclama Ma.
Un treuil pouvait descendre une petite cabine pour trois personnes. Mais aurait pu supporter une charge de cinq cents kilos une fois la cabine décrochée. L’enfant se mit en colère et tapa du pied. Julius lui prit la main et essaya de l’entraîner dans l’autre cabine, mais il bouscula l’aveugle et se précipita vers les manœuvres du monte-charge. Greog le souleva de terre et le transporta dans la soute pour demander à Jaël de le garder.
— On est arrivé ?
— Juste une escale.
— Je veux descendre.
— On est à cent mètres de la banquise.
Elle poussa un cri de rage et noua ses bras autour de Liensun, se mit à pleurer. Ce voyage était un enfer pour elle.
— Il faut veiller.
— Qui pourrait venir sans la présence d’une voie ferrée ? Ils sont tous conditionnés et ne s’éloignent jamais d’une ligne, surtout la nuit.
Mais Greog obtint une veille de deux fois une heure et demie pour chacun et prit la première. Il surveilla les instruments et surtout l’anémomètre en faisant des calculs.
Ann vint le relever :
— La météo est bonne mais je crains un vent local. Tu me réveilles en cas.
Mais la nuit fut bonne et le lendemain vers midi le dirigeable survolait le chantier de pointe sur lequel travaillaient une cinquantaine d’hommes. Il y avait des engins de terrassement, une profileuse qui construisait un remblai très large et derrière la poseuse progressait à vitesse imperceptible. Deux à trois kilomètres jour. Les crédits étaient plutôt limités pour cette zone Nord.
Les ouvriers aperçurent le dirigeable qui perdait un peu de hauteur et parurent s’immobiliser. Du haut, c’était impressionnant. Une minute plus tôt ils s’affairaient et soudain c’était terminé.
— On les dirait morts debout, dit Ann Suba.
Et puis ils se dispersèrent en quelques secondes vers les wagons d’habitation installés sur plusieurs tronçons de voies.
— Il n’y a plus personne, dit Ma crispée.
— On envoie des tracts ?
— Bien sûr.
Ils tombèrent en tournoyant, plusieurs centaines. Les Rénovateurs y expliquaient pourquoi des hommes et des femmes voyageaient par les airs. Cela se faisait couramment autrefois, avec des engins bien plus perfectionnés que cet aérostat. Mais c’était un début pour échapper à la dictature du rail. Un jour, les hommes se déplaceraient ainsi librement dans toutes les directions, sans devoir subir la loi des Accords de NY Station.
— Partons, dit Ma.
Liensun, qui regardait par un hublot en se soulevant sur la pointe des pieds, se mit à hurler :
— Ils vont nous tuer, là-bas le wagon à toit transparent… Ils ont des fusils.
Sans hésiter Greog lança les moteurs et ouvrit l’arrivée d’hélium. Le dirigeable grimpa d’un coup en tourbillonnant et en dérivant vers le sud. Ils virent les coups de feu d’une arme à répétition et les petits missiles explosèrent là où ils se trouvaient auparavant.
Ils auraient pu crever les ballonnets, leur faire perdre de l’altitude.
Le tireur fou continuait et un petit missile explosa sur un coin de la nacelle. D’un seul coup il y eut un trou gros comme le bras et l’air de la cabine fut violemment aspiré. Un jouet de Liensun, une petite locomotive miniature, disparut par ce trou. Ma eut le réflexe de prendre une couverture et d’en bourrer le vide.
— Une chance qu’il ait percuté l’arête renforcée. La cloison aurait totalement sauté et nous aurions pu être précipités dans le vide. Désormais il faudra nous montrer plus prudents.
— Lançons un message radio.
Julius essaya toutes les fréquences, mais en dessous les hommes terrorisés ne songeaient pas à leur émetteur récepteur.
— Il faut attendre. Quand ils seront remis de leurs émotions ils enverront un message aux autorités.
— Souhaitons qu’il y en ait eu un d’assez courageux pour prendre une photographie.
Ils s’éloignèrent encore un peu, puis Greog commença de tourner à grande distance, de façon que ces gens-là puissent les voir évoluer sans pouvoir les atteindre avec des carabines lance-missiles.
— Nous sommes pacifiques et sans intention criminelle. Nous naviguons paisiblement avec un appareil inédit. Notre enveloppe est gonflée à l’hélium et nos moteurs sont des diesels. Il n’y a rien de magique dans tout cet équipement. Nous voulons prouver que l’homme peut évoluer dans l’espace comme autrefois et connaître une nouvelle façon de vivre, de voyager, de communiquer.
Julius répétait inlassablement ce message sur les différentes fréquences.
— Qu’ils contactent le Kid.
Julius dit alors qu’ils voulaient que le P.D.G. de la Compagnie de la Banquise accepte de les rencontrer, en terrain choisi par lui s’il garantissait leur sécurité.
— Sacrilèges, terroristes… Allez-vous-en ou nous mettons le feu à votre diabolique invention. C’est le diable ou les démons inconnus qui vous ont livré cette horreur. Partez, ne restez pas au-dessus de notre tête.
Une voix hystérique hurlait dans les haut-parleurs et Julius dut baisser le ton. La haine se déversait à flots dans la cabine et les submergeait. Ils se sentaient incapables de faire face à une telle explosion, Greog cessa de tourner en rond et prit de la hauteur, donna la puissance maximum.
— Non, dit Ma, il ne faut pas montrer notre peur. La prochaine fois, contentons-nous de nous placer en dehors des atteintes de missiles, mais sans plus. Il faut qu’ils en finissent avec leur propre panique. Si nous restons des jours entiers en vue d’une station, ils finiront par considérer le phénomène comme normal et peu à peu nous pourrons créer une relation moins agressive.
— Des jours en suspension avec les moteurs qui devront tourner nuit et jour ? Ce n’est pas pour cette fois hélas. Nous allons même devoir reprendre le chemin du retour dans une dizaine d’heures.
Ma en fut toute confuse. Elle oubliait leurs limites matérielles.
— La prochaine station alors ?
— Bien sûr, dit Julius en lui tapotant la main, bien sûr. Puis nous rentrerons chez nous.
Chez eux ? Cette station perdue dans la région la plus dangereuse de la banquise ? Elle eut envie d’éclater en sanglots.